C’était au Tessin, dans le charmant village traditionnel d’Origlio, que Renato Häusler passait les mois chauds des vacances de son enfance, entre le joli petit lac du même nom, et l’église di San Giorgio e di Maria Immacolata. Cette église a la particularité de non seulement ne pas être au centre du village, mais de plus, d’en être entièrement excentrée. En fait, il fallait au petit Renato courir avec ses amis pieds nus dans les rues étroites pavées de pierres érodées, monter la colline et traverser un champ pour avoir la joie d’en sonner la cloche.
Seriez-vous donc surpris d’apprendre que très rapidement il ait commencé à faire des remplacements pour le guet titulaire de la Cathédrale de Lausanne, où il habitait ? Une fois par semaine, pendant 14 ans, il reprenait ce rôle ancestral, faisant le tour du beffroi, annonçant les heures aux quatre points cardinaux, est, nord, ouest, sud… alors que l’immense cloche qui venait de sonner vibrait encore. Plus le temps passait, plus il y prit goût et apprit sur l’histoire des guets, ainsi que sur celle de la Cathédrale de Lausanne.
Lorsqu’en octobre 2001 le guet titulaire lui a mentionné qu’il allait partir, il n’a eu besoin que d’une petite semaine de réflexion sur les conséquences horaires de ce nouveau poste potentiel à mi-temps pour poser sa candidature. Cette activité s’ajoutait à une vie bien remplie de jeune père de famille qui, pendant la journée, travaillait dans une institution d’aide pour les handicapés de la vue, un travail qui lui plaisait beaucoup et qu’il trouvait épanouissant.
Il a commencé le 1er janvier 2002 et a tout de suite décidé de faires ses rondes à la lanterne avec un chapeau afin de perpétuer la tradition, et de permettre aux passants de voir exactement d’où venait cette voix profonde qu’ils entendaient si tard, ou si tôt. Souvent, il allait annoncer une heure ou deux depuis la tour lanterne qui a un coq à son sommet, et pour cela, afin de ne pas devoir monter et descendre toutes les marches, il passait par les combles de la nef.
Par contre, aux premières heures du 1er mai 2002, il a décidé de passer au niveau du sol, par la nef. Il faisait très sombre, la seule source lumière dans cet immense espace venant de sa lanterne, et il marchait dans les bas-côtés lorsqu’il a été interpellé en passant à côté d’un très beau pilier par la manière avec laquelle la lanterne faisait jouer la lumière sur la pierre. En approchant ou en éloignant légèrement la lanterne, une illumination fantastique apparaissait, qui est devenue le germe de tout ce qu’il a fait par la suite.
Sa question : Qu’est-ce que cela donnerait s’il en mettait dans toute la cathédrale ? Les nuits suivantes, il en a posé quelques-unes soigneusement dans le triforium ou dans le promenoir, et il remontait toute la cathédrale pour voir ce que ça donnait depuis l’entrée. Petit à petit, il a commencé à installer des bougies dans toute la cathédrale.
Il y a certainement un clin d’œil ici, étant donné que la création même du rôle de guet est due principalement au danger très réel que posait le feu au Moyen Âge. À part les châteaux et églises ou cathédrales, toutes les maisons étaient construites en bois, les toits en paille, les rues étaient étroites, emplies d’animaux, il était donc essentiel que si un incendie se déclarait de nuit ou de jour, le guet l’annonce le plus vite possible afin de pouvoir agir rapidement et d’éviter des catastrophes comme celle qui a touché Londres en 1666, en pleine nuit.
Les guets, dans toutes les villes d’importance en Europe, surveillaient de haut avec attention. Ils sonnaient aussi les heures en tapant le bord de la cloche de l’extérieur avec un maillet, puis ils annonçaient l’heure à la voix, la seule relique qui soit restée à Lausanne de ces trois activités essentielles de l’époque moyenâgeuse.
D’autres reliques d’un temps maintenant révolu, les lanternes qui entouraient les trous des travaux routiers pendant la nuit. Comme il faisait sombre plus tôt en hiver, le petit Renato allait regarder ces lanternes qui le fascinaient. Les différentes couleurs de la flamme qui émettait une lueur si douce semblaient l’inviter. Pour quelques instants dont il ne se lassait pas, il avait l’impression de poser son regard sur l’univers, sur un autre monde.
Voir cette lumière de près, retenue dans des lanternes, lui a fait découvrir cette magnifique beauté, cette flamme si libre qui danse, et qui se projette sur la neige. C’était aussi la période des fêtes de Noël avec des bougies sur et autour de l’arbre et il a vite appris l’importance de faire attention avec toute flamme ouverte ainsi que des risques qu’elle peut poser si elle n’est pas maîtrisée.
Porté par les souvenirs de son enfance et ses découvertes récentes, il imaginait différentes manières d’illuminer la cathédrale, observait les effets esthétiques des bougies. Certes, une lumière électrique illumine, mais si elle est remplacée par une bougie, le plat devient volume, l’immobile devient vivant, le froid devient chaleur…
C’est quelques années plus tard, en 2005, qu’il a eu l’occasion de mettre en pratique ce qu’il avait imaginé à l’occasion d’un concert qui allait être donné dans la Cathédrale de Lausanne pour récolter des fonds. Il a décidé de contribuer afin d’aider cette association pour enfants malades et a passé des mois à imaginer, préparer la logistique de l’évènement, gérer les contraintes techniques (par exemple pour apporter de la lumière dans les voûtes), et organiser la synchronisation entre le chœur et l’allumage progressif des bougies, sans penser un instant à chercher un sponsor potentiel.
Lorsque l’annonce est apparue dans le journal un mois avant le spectacle, la réponse fut immédiate, et en l’espace d’une semaine, les deux représentations furent entièrement réservées. Au vu de la réponse enthousiaste, il a décidé de proposer une représentation supplémentaire le premier soir dont les places ont aussi été achetées très rapidement.
Le succès a été considérable et l’impact de l’alliance entre la musique, le lieu, et son illumination progressive a été immense. Car justement, il ne s’agissait pas d’entrer dans un espace qui vibrait déjà à la lumière oscillante des bougies, l’expérience était bien plus forte. Une fois tous les spectateurs assis, les lumières électriques étaient éteintes l’une après l’autre, puis, tous étaient plongés dans le silence et l’obscurité totale pendant une minute. À trois reprises, mille personnes qui ne se connaissaient pas, se sont soudées pendant ces instants.
Dans le noir, le chœur a commencé à chanter une musique aérienne, il n’y avait que la musique et l’écho de l’espace que l’on ne pouvait que deviner, ressentir, parfaitement en harmonie avec l’esprit que Renato voulait insuffler. Enfin, après quelques minutes, la première bougie a été allumée, le plus haut possible, en plein centre. Puis une seconde, puis une troisième, de droite à gauche, descendant progressivement vers le public, et en 45 minutes, Renato et son équipe de cinquante personnes (25 de chaque côté), ont allumé toutes les bougies une à une, afin que le dernier quart d’heure soit musique et toutes lumières.
Leur travail a été salué par une audience entière applaudissant debout, transportée par l’émotion du moment, et ne voulant pas quitter ce lieu étincelant. S’il a été heureusement surpris par les fonds recueillis pour l’association en cette occasion, l’enthousiasme des spectateurs l’a particulièrement touché. En effet, il avait cru à ce projet dès le départ, il savait que ce serait élégant, esthétique, apaisant, unique, mais il n’avait pas imaginé combien l’union de la musique et de l’illumination aux bougies allait être puissante.
En effet, peu importent les religions, la géographie, dans toutes les cultures il y a les deux langages universels de la lumière et de la musique sous une forme ou une autre. Il savait que ce serait très beau d’illuminer la cathédrale de bas en haut et de bout en bout, et de partager cela pour la première fois. Peu importaient les difficultés et les contraintes, c’était le but qui le portait. En cette occasion, et sans venir de l’industrie du spectacle, la réussite fut totale.
Après le succès de cet évènement, il décide en 2013 de donner un nom au concept, et fonde Kalalumen, dont le nom est particulièrement symbolique, un mélange de cultures. Tout d’abord Kala est le prénom courant de son épouse sri-lankaise, Srikalananthi, et puis, il y a la synthèse des origines grecques et romaines en un mot qui les unit : kala (grec pour belle), et lumen (latin pour lumière).
Depuis, il a fait de nombreuses autres illuminations, parfois progressives, parfois non selon les circonstances, et le lieu. Car sa réputation a grandi naturellement, et il a transfiguré temporairement de nombreux édifices, ainsi que parfois des espaces plus restreints comme par exemple pour des coopérations avec la pianiste Joanna Goodale, mais toujours en créant la magie du moment.
Son but ? Apporter du beau, quelque chose d’apaisant dans ce monde. Nous sommes tous uniques, grâce à la merveilleuse variété créée par la nature, nous ressentons tous de façon autre de par notre vécu, mais il y a quelque chose de profondément universel dans les illuminations de Renato Häusler.
Kalalumen: https://www.kalalumen.ch